Je jetai un coup d’œil par la fenêtre de mon wagon sur de petits bateaux qui semblaient vaciller jusqu’à se dissoudre dans l’air, comme s’ils flottaient au-dessus de la surface des eaux tendues à l’infini. Parfois, des ponts énormes, finement ouvragés, s’élançaient au travers : miracles de cette fusion de l’esprit pionnier, des légendes modernes et de l’infrastructure. Bien au-delà, à près d’un kilomètre du bord de l’eau, des collines descendaient en pente douce jusqu’aux rives, donnant à ce fleuve une poésie léthargique. Des villas éblouissantes au sommet : leurs toits formaient des taches rouges tandis qu’au-dessous luisait leur blanc protestant. On avait l’impression que s’étendaient à l’entour de vastes forêts. Ce n’était en tout cas pas cet ensemble urbain bouillonnant de briques, d’arcs de fer, de verre et de béton dressé, tel ce Manhattan, que Wilfried Talisker avait toujours eu à l’esprit.
Cet homme que je venais surveiller.
Il avait été inventé à Gand. Susanne Ajoub, Ignazio Vidal-Foch et moi n’avions pas pu nous empêcher de nous moquer de cette prude exaltation que les gens affectent en Amérique, sorte d’hystérie de constante bonne humeur, qui vous cueille le matin d’un Oh it’s so great! et qui vous poursuit toute la journée. Avec toute la méchanceté dont les Européens sont capables, nous conçûmes l’idée d’un homme que la providence pervertit pendant la nuit. Du jour au lendemain, il quittait Karin et ses enfants pour s’adonner à l’aventure … à l’aventure ou à la destruction de soi : sur ce point nous n’étions pas d’accord. Ignazio était partisan de la destruction de soi, moi j’étais plutôt pour l’aventure, et Susanne, sournoise, s’abstint d’exprimer son point de vue. Talisker était démocrate. C’était un homme bon, responsable de tutelles dont il était submergé. Bref, il était à vomir. Je lui attribuai le nom de mon whisky préféré. Et son prénom compléta le personnage en lui donnant un côté blond, sensible au soleil. Des taches rouges, dues à la nervosité, apparaissaient sur ses joues, ce qui conférait quelque jeunesse à son ambition affirmée. Pour renforcer son côté juvénile, Talisker aimait porter des jeans et un T-shirt sous sa chemise ouverte. Il avait l’air aussi propre que Hugh Grant.
Il arriva par avion comme je l’avais fait cinq semaines auparavant. La différence c’est que lui se rendit immédiatement à Manhattan, et ne traversa pas tout de suite la country side. Il voulait gagner rapidement la ville. En effet, on l’attendait. Enfin, c’est du moins ce qu’il supposait.
C’est Susanne qui avait eu l’idée de départ : soudain, un avocat dans son genre se réveillait à Graz ou à Bâle ou à Tettnang et il pensait : on a besoin de toi à New York. Il n’y était encore jamais allé. Et il savait bien que son projet était stupide. Mais il ne pouvait le chasser de son esprit. Pendant des semaines cela se pressa dans sa tête durant ses séances d’ultraviolets ; Peut-être était-il dans cet état à cause d’une erreur de branchement. Quelqu’un du monde des ombres lui avait par erreur murmuré ce message à l’oreille. Et sur la partie intérieure de ses paupières on avait projeté une main tendue. La main. Un pistolet ; la mallette, indispensable dans ce genre d’histoire, la mallette. Et pourquoi les rêves se dérouleraient-ils sans lui ? C’est alors qu’il prit possession de ses rêves.
La mallette portait un monogramme à gauche devant la poignée de cuir : GM. Ensuite, on avait placé Talisker endormi dans un compartiment de chemin de fer. La compagnie de chemins de fer s’appelait AMTRAK. C’était inscrit sur le billet. La couleur du billet était tellement brillante qu’il se réveilla en sursaut. Il dégoulinait de sueur, à moitié tombé du lit. Il se souleva, pivota, dressa la tête, se leva. Karin ronflait. AMTRAK. Il n’avait jamais entendu ce nom auparavant.
Ça ne s’améliorait pas. À deux heures et demie du matin il décida de réagir. Plus aucun cri. De toute façon, il n’avait pas conscience de crier. Non, il fallait prendre sa valise. La prendre d’une main, et de l’autre son pistolet. Puis il se retourna et le visage orienté vers la joue, il avança vers son réveil : Caspar David Friedrich. La Skyline de Manhattan. Détente enfin.
Vers l’autre côté : « Tu dors ? » – Ronflements pour toute réponse.
Il fallait absolument qu’il téléphone. Tant pis si ce n’était pas l’heure. Il interrogea les services des chemins de fer allemands puis parvint à obtenir des renseignements grâce à des concierges d’ambassades. Le portier d’un club privé qui avait un cousin à Schenectady confirma l’information : oui, cette compagnie de chemins de fer existait bien dans l’État de New York. Alors pour l’avocat tout fut joué. Dans la chambre, il recula sans bruit en tâtonnant. Katrin avait cessé de ronfler. Dès la pointe de l’aube il partit sans même jeter un regard à ses enfants. La porte de la maison claqua, indifférente. C’était un frais matin d’avril. Une fois au tribunal, entre dossiers et textes de loi, il ne put s’empêcher de pleurer. C’était ridicule. Il chassa la femme de ménage à six heures. À neuf heures, il en fit autant avec la secrétaire. Puis il dévissa un câble de la prise RNIS. Arracher un fil aurait suffi. Mais il voulait le dévisser. Il chassa également les réparateurs. Katrin aurait peut-être dû parfois ajuster son corps à son rêve. Cogner à la porte le lendemain était impossible.
À moitié accroupi, à moitié accroché dans sa chaise Thonet. Fatigué, mais pas désarticulé, la tête en arrière posée sur l’appui-tête. Ses doigts caressaient le bois laqué du bureau de hêtre. Juste derrière la corbeille de l’entrée s’élevaient les Catskills Mountains. À droite, et donc à gauche de la rive de l’Hudson, mon train se faufilait le long des résidences de bois, passant devant le recueil de lois de Schönfeld, rasant les villas géorgiennes. Le train dépassa le sous-main. Un lac stagnant faisait une bosse au fleuve ; à cet endroit Master Hutter aurait pu vivre avec ses filles avant d’être scalpé. Des bungalows en haut des collines donnant sur les rives. Sur une petite île se dressait un château médiéval : en réalité, c’était simplement des façades crénelées qu’on avait dressées là. À travers les vitres, on devinait quelques ouvertures dans les autres murs ; malgré tout, le bâtiment n’avait rien d’un décor, il s’en dégageait une impression d’histoire et de nostalgie. Un étrange parfum d’enfance s’élevait de l’ensemble. De l’autre côté, tous les bâtiments, même civils, envoyaient des signes avec leurs Stars and Stripes qui ponctuaient la vallée. Mais le pays était bien trop vaste pour que partout la fierté nationale qui flottait au vent n’ait pas conservé un tant soit peu son aspect infantile. Dans ce pays, pensai-je, on avait accroché un drapeau au moindre bloc de béton perdu dans la forêt vierge.
Talisker ferma les yeux. Le dossier incliné de trois quarts tendait confortablement son cuir noir. À peine passé Poughkeepsie, on était déjà à West Point, L’US Military Academy, puis venaient les Yonkers. Déjà les banlieues. Déchets, entrepôts industriels. Mais sur les crêtes plantées de vert, encadrées à gauche par un dossier de contentieux Lethen./.Gregor et à droite par le long calendrier étroit de Talisker, on voyait des universités et des maisons de campagne dans des parcs. Quelques golfs, évidemment, et plus bas, au bord du fleuve, de petits ports de plaisance. Bien au-dessus, les Catskills attiraient le regard dans un lointain brun et bleu s’achevant dans une nuée gris clair. Comme une ville miniature, la métropole s’étalait sous le Boeing, entourée de son immense baie argentée. Et là, coincée entre quatre autres boroughs et la ville de Jersey City, toute proche, coupée du reste par des rivières et un canal venu de l’intérieur du pays, s’étendait la séduisante Manhattan. Mana Hatta: elle avait rapporté aux Indiens 25 dollars payés par la Hollande… enfin, disons que cette dernière l’avait rachetée. Pourtant, les prétendus sauvages n’avaient pas été mécontents de l’affaire. L’île ne faisait pas du tout partie des possessions de leur tribu. On avait simplement franchi le tronc d’arbre, chacun passant respectivement de l’autre côté.
Les pictogrammes demandant d’attacher sa ceinture et de cesser de fumer s’allumèrent faiblement. Talisker se pencha en avant. Il avait l’impression d’être un curieux devant un aquarium sans poisson : le miroir de la mer renvoyait une maquette de New York City. Au-delà des reflets fantastiques des pointes des gratte-ciel qui miroitaient dans le bleu pastel des eaux, se déversait une lumière crue, les rayons du soleil tombant doit comme un rideau. Les bâtiments se dressaient jusqu’à leurs extrémités dans cette lumière mouillée.
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>>>> Chapitre 4 – 8.
ANH, Le Roman de Manhattan, Titre de livre <<<<
Alban Nikolai Herbst, In New York, Manhattan Roman.]