Je me rendis dans le pavillon ventru de la TIMES SQUARE Brewery.

[Chapitres 14 à 18 <<<< dort.]

La baie nord entièrement vitrée permettait d’observer l’intérieur. Pour une simple bière on vous soutirait 9 marks. Oh, je pouvais bien les allonger, même si les yuppies auraient sûrement trouvé ça déplacé. Parmi tous ces upper smart people à trois places de moi un individu détonnait complètement. Les traits du visage totalement brouillés, le teint couperosé, cheveux de neige. Un sans-abri qui avait mis ses plus beaux habits. Le veston avait déjà eu du mal à survivre aux années cinquante. Son jean n’était pas usé, ce n’était qu’un patchwork de jeans usés. Mains crevassées. Elles étaient parsemées de taches vertes, comme éclaboussées d’encre. Il ne cessait de lever une coupe de gin-fizz à ses lèvres. Sans doute quelqu’un lui avait-il fait l’aumône de quelques dollars. De la pochette de son veston dépassaient trois baguettes chinoises. Je le regardai, il me regarda aussi. Et subitement il dit : « Vous n’avez pas l’air d’un touriste. » C’était sans doute sa manière de m’interroger. « Vous n’avez pas l’air non plus d’être new-yorkais. » Il se rapprocha en hésitant. Plus proche. Très proche. Une odeur de renfermé et de graillon montait de ses vêtements. Je m’écartai. Il eut soudain un petit rire, pour rompre le silence, un peu chagrin. « Pardon », dis-je, et lui : « Il n’est pas bon à l’être humain d’être sensible à des broutilles. Il nous faut réserver notre sensibilité aux mystères de la vie. – Et ces mystères existent ? – Si on est un tant soit peu vigilant, ils sont partout. » Ses yeux dans l’ombre. Mon œil goguenard ne lui avait pas échappé. « Est-ce que vous êtes débrouillard dans la vie ? dit-il. – À votre avis ? – Vous croyez à quoi ?- J’invente des histoires. – J’aimerais bien vous offrir un Martini. Vous l’aimez avec du gin ou de la vodka ? » Je haussai les épaules. « Il ne faut pas le boire sec, sourit-il, enfin, moi, j’aime bien quand on le mélange. » Chaque fois qu’il portait le verre à ses lèvres, il basculait la tête en arrière, puis il la rentrait dans ses épaules et laissait couler le liquide. Il parla de son père, Gunnar Olsen, qui avait émigré de Suède en 1924, peu de temps après la première de Slåttegrille de Löfrgren. À peine arrivé en pays étranger, un accident lui avait coûté un bras. Raison pour laquelle il s’était installé comme fermier. En Arkansas. Pour un musicien ce n’était pas évident. Ce fut à ce moment qu’arriva mon Martini. Est-ce que la jeune femme derrière le bar ne se moquait pas de nous ? « Au fait, vous entendez de la musique ? » demanda-t-il. Moi : « De la musique ? – Oui, quand vous inventez des histoires… – Euh, non. – Moi, j’entends de la musique partout. – Quand les histoires deviennent-elles réelles ? » demandai-je. Lui : « Ce qui peut être pensé se réalise forcément. » Moi : « Quelle est la musique que vous entendez ? – Parfois c’est une bordure de trottoir qui chante. Parfois c’est un enfant. Manhattan aime la musique. C’est bruyant, c’est vrai, mais c’est plein de musique. – Je ne trouve pas que ce soit tellement bruyant. – C’est parce que vous n’avez pas encore vraiment entendu la ville. La nuit, vers quatre heures du matin, quand règne le silence, vous devriez essayer de poser votre oreille contre une plaque d’égout. – Ça vous arrive de le faire ? – Oh, plus maintenant. Je suis trop vieux. Ça me lance tout de suite dans les reins. Vous jouez d’un instrument ? – Non. – C’est dommage. Vous n’avez pas été élevé dans une famille de mélomanes ? – Vous jouez évidemment… du violon ? du piano ? – En théorie, oui, je joue de tout. En pratique disons que… j’aime l’alto. – Vous avez fait des études de musique, bien sûr ? – Mon père m’a enseigné les bases. Maintenant je dirige un orchestre. » Il rit. « Pour tout dire, il est mauvais. Mais quand on y réfléchit… » Il se tut. Puis : « Vous pensez que Manhattan est plat, hein ? – Comment ? – C’est haut, mais c’est plat, non ?… – Je ne comprends pas… – Pour vous c’est évident, parce que vous pensez que ces immeubles gigantesques ne tiennent qu’à cause de cette roche dure, compacte…. et c’est sans doute vrai, bien sûr : dans une ville comme Venise ils auraient sombré depuis bien longtemps…. Vous connaissez Venise ? J’ai toujours rêvé de faire un voyage à Venise. » Il soupira. Tira un prospectus imprimé sur du papier gris-brun, la feuille repliée comme un programme. Le déplia. « Regardez, dit-il en le défroissant de la main, si vous avez le temps demain… Nous faisons nos débuts. – Un concert ? – Ça fait plus d’un an que je répète avec eux. Maintenant tout dépend du public. » Il me saisit par la manche et m’attira à lui : « Il en a fait distribuer de milliers. – Qui il ? » D’un air de conspirateur : « Mr.Neill. – Ah bon.- Il faut absolument que vous veniez ! »J’examinai le prospectus ; c’était du travail d’amateur.
« Au Carnegie hall ? » demandai-je. Il fit un signe de dénégation : « Au New Carnegie, et montrant le sol : au-dessous de nous. – Dans les égouts ? » fis-je narquois. L’existence de sans-abri dans les couloirs du métro avait été relayée par les médias européens. « Vous avez des doutes, dit Olsen. Ça se voit comme le nez au milieu de la figure. Vous devriez dire plus franchement ce que vous pensez. – Oh, je vous assure que je fais des efforts. – Est-ce que vous savez que les fourmilières vont à plus de quinze mètres de profondeur ? Au fait, vous avez vu comme c’est petit, un insecte ? Quelle taille ont-ils, à votre avis ? Cent fois, mille fois plus petits que nous. – Mais vous donnez vraiment un concert dans les égouts ? »S’il n’avait pas été aussi délicat, il aurait explosé: « C’est une annonce qui s’est déjà répandue partout. Mais ce n’est pas à proprement parler dans les égouts, ce serait trop humide. En fait, notre idée était de … un condo… Vous avez déjà été à Brayant Park ? Si les gens savaient ce qu’il y a sous leurs pieds… mais enfin, peu importe, tout a changé maintenant. » Ses yeux tout à coup s’illuminèrent vraiment : « Cette fois-ci nous allons inaugurer une salle de concert. – Sous la terre ? – Oh, naturellement, elle ne sera pas entièrement terminée, Mr.Neill me l’a bien laissé entendre… mais vous estimerez sans doute comme moi que je ne peux absolument plus repousser la date de la première, non ? – Il m’est difficile de me prononcer sur ce sujet. – Mes amis ne le supporteraient pas. Ils perdraient toute espérance. Je dois vous avouer que c’est quand même une idée de fou. » Pendant un moment il donna l’impression d’hésiter, puis il dit en désignant mon verre : « Le Martini ne vous plaît pas ? – Si, mais… – Celui qui n’aime pas le Martini ne comprendra jamais New York. – Vous croyez ? – Ce n’est pas une affaire de foi. Bon, alors, vous viendrez ? – Je pense que oui. – C’est bien, il me tendit la main, c’est très bien Mr… ? – Meissen. – Il faut absolument venir. Plus il y aura de gens, plus les musiciens seront heureux. » Il se mit à rougir jusqu’aux oreilles. S’enthousiasma encore davantage. « Ah, c’est très bien, cria-t-il, de vous avoir rencontré ! Et n’oubliez pas : demain à dix-neuf heures trente, Grand Central Station. À l’entrée du métro. Une fois-là on vous conduira dans les souterrains. »« Mais, demanda la serveuse, avec qui parliez-vous ? » Elle avait suivi la conversation pendant un bon bout de temps. « Eh bien, avec mon ami, là », répliquai-je. Il était en train d’enfiler son manteau. « Avec votre ami ? Oui, dis-je, avec Mr. Olsen. » Elle dut se contenir pour ne pas lever l’autre sourcil : « Vous voulez encore de votre Martini ?- Oui, bien sûr, mais enfin », et comme Olsen s’en allait – il tanguait légèrement comme s’il avait une jambe plus courte que l’autre – je poussai vers elle le verre encore à demi plein : « C’est un peu trop pour moi. Je ne suis pas habitué à boire de l’alcool. – C’est bien l’impression que j’ai eue. – Il est souvent installé ici. – Qui ? – Olsen. Est-ce que je peux avoir de l’eau de Seltz ? – C’est comme vous voudrez. Parlez-moi de lui. – De mon ami ? – Comment s’appelle-t-il ? Olsen ? – Il vient ici pour réfléchir. Pour voir un autre monde. Il est totalement différent des clients qui viennent ici. – Je l’ai bien vu », répliqua-t-elle en souriant enfin. Douce fascination. Elle se pencha en avant, battit des cils : « Quelqu’un s’est plaint de sa présence. Vous voyez, là-bas … ? Derrière, là-bas, le couple. – Y z’ont dit quoi ? – Je ne sais pas… qu’il puait. – Je vais leur foutre sur la gueule. – Oh, laissez, les gens ne pigent rien à rien…. » Elle poussa le verre dans ma direction. Moi : « En fait, vous pourriez peut-être me servir autre chose. » Elle : « Vous êtes sûr ? – Absolument sûr. » Elle n’en resta pas moins à sa place. Je dis : « C’est un chef d’orchestre. – Ah bon ? – Mais il utilise des baguettes chinoises. – Des baguettes chinoises ? – Pour diriger, oui. Il l’a même fait une fois au Carnegie Hall… – Mais il est célèbre alors ? – Il l’était… Par la suite, on s’est moqué de lui. – Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda-t-elle. – C’est que, expliquai-je, il n’a pas voulu s’adapter. – Ce n’est pas bien. – Et l’affaire des baguettes chinoises… » La jeune femme m’encouragea de la tête et se mit à mordre le coin gauche de sa lèvre inférieure. « Ils l’appellent Maestro Chopstick. – Quel malheur. – Oui, mais il est têtu. Il va y avoir un nouveau concert. Demain. – Demain ? – Vous avez le temps ? – Peut-être. – Je pourrais venir vous chercher ici ? – Oh, je préfère y aller seule. » Je poussai le prospectus vers elle, elle n’y prêta aucune attention. « Déjà, tout petit, racontai-je, il n’en faisait qu’à sa tête. Plus tard, quand ils l’ont expulsé de chez Juilliard, il s’est installé dehors et il a dormi devant le bâtiment. Pour protester. Et il n’avait pas d’argent. Puis vint la maladie. Lorsqu’on le laissa repartir, il était devenu un autre homme. Il vécut d’abord dans la rue. S’entoura de personnages douteux. Il s’installa sur un banc, face au Lincoln Center. On l’en chassa. Il revint. Et il ne se contenta pas d’y dormir, il y vécut, il y étudia. Des livres et des partitions s’empilèrent à même le sol à deux pas de la banque. Puis il se mit à diriger. Monta sur son banc et dirigea le néant. – Avec des baguettes chinoises ? – Oui. – Incroyable. – On fit paraître des articles sur lui des le New York Times, dans le Time Out New York. Quand les belles dames et les riches messieurs passaient devant lui lors des soirées de gala, ils le voyaient diriger, avant le début de la représentation prévue. Ça devait être fascinant, car beaucoup de spectateurs arrivaient en retard à la salle de concert. Ils prétendaient avoir entendu de la musique. » La serveuse soupira : « Et à la fin, Mr. Chopstick a eu un véritable orchestre ? » Ses joues se colorèrent tout à coup d’une illumination enfantine. « Je peux peut-être enfin avoir mon Martini…. – Oh, pardon, pardon ! » Elle sourit. « Et pour votre ami ? – Il est déjà parti, dis-je. – Ah soupira-t-elle, je ne l’avais pas remarqué. – Oh ça ne fait rien. – Si, ça fait quelque chose. J’aurais bien aimé lui serrer la main. »


à suivre.
[>>>>> en Allemand.
ANH, Le Roman de Manhattan, page de titre <<<<
Alban Nikolai Herbst, In New York, Manhattan Roman.]

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