[Chapitres 19 & 20 <<<< dort.]
En fait, je pris une rue transversale de ce Broadway où s’embrasait un feu d’étoiles, j’avançai le long de la clôture de briques et de bois, passant de la 43rd Street à la 6th Avenue, puis je marchai vers le nord à travers le flot des marchands, des badauds et des pickpockets. Avec le Martini que je m’étais enfilé j’allais d’un bon pas, et j’en conclus que Maestro Chipstick avait bien raison. Les gros culs des jeunes femmes. Et le pire était encore à venir : on avait anobli cette folie de la graisse en la donnant aux enfants sous forme de cellulite. GET FAT : inscription sur la vitrine du Deli’s. Au-dessus du Chrysler Building chatoyaient les structures écaillées style Art déco qui soutenaient le toit métallique élégamment taillé en pointe. Je fus tenté de prendre le métro pour descendre jusqu’au Brooklyn Bridge, ce rêve d’acier tendu pour les candidats sérieux au suicide. De là-bas, en empruntant le passage piétonnier en bois, en passant au-dessus de l’East River nonchalant, tandis que des voitures formaient des bouchons sur nos têtes, on pouvait découvrir derrière soi le plus éblouissant panorama de la ville. Des madriers surgissaient ici ou là de longs tire-fond argentés, vers quatre heures du matin des fabricants de souvenirs aimaient à s’y retrouver pour tourner des objets sur leurs machines. Me revint à l’esprit un Indien, sorte de loup, qui était monté là-haut sur les câbles d’acier de quarante centimètres de diamètre, et qui invoquait la lune perché sur une des deux piles du pont. Fis demi-tour, revins vers downtown Manhattan, à gauche, gigantesque, brutalement dressé, le quartier de la finance aux fenêtres scintillantes comme des étoiles : White Hall Wall Street, en travers courait autrefois la palissade qui protégeait les Hollandais, enfermés sur la pointe de leur île. À gauche en contrebas un petit reste de port, rénové, le Fulton Fish Market ; il s’en dégageait une odeur de vase. À droite pourtant, au-delà du Manhattan Bridge balayé par le vent et qui lançait ses câbles bleus vers les rives de Brooklyn, des rues entières de logements sociaux d’un brun merdeux, et qui, à l’instant, par la grâce de la nuit, prenaient des teintes noires apaisantes. De biais en arrière-plan : City Hall illuminait le secteur des administrations qui avançai jusque dans le quartier chinois. Ce dernier se dressait très haut : la moitié de New York était dominée par l’Asie qui ne cessait de monter toujours davantage. Mais la cellule mère était ici.
Je me retrouvais à midtown dans la 6th Avenue à la hauteur de Times Square, sur le chemin qui menait à LEGZ DIAMOND’s où j’espérais rencontrer Talisker. J’étais là, les paupières fermées, et je pensais à Chinatown : je marchai à travers downtown pour atteindre East « Chinese » Broadway, là où le nouveau Chinatown faisait sa cuisine. Ici on ne parlait que chinois. Les touristes évitaient le secteur. Des yeux bridés me fixèrent sans comprendre quand je demandai en anglais où on pouvait acheter des piles. La nuit noire régnait partout. À peine avais-je tourné dans Clinton St., prolongeant mes pas vers Lower East Side où s’entassaient des immeubles locatifs, que soudain je vis dans le lointain des coupoles, des minarets, temples d’une ville fantastique. Elle n’existait pas vraiment, tel un arc-en-ciel, sa vie était une sorte de fata morgana urbaine : blanc élégant du Chrysler Building, jaune séduisant de la moitié de la pointe surmontant l’Empire State, le restant d’un bleu piscine, jaunes aussi les colonnades à l’intérieur d’ATT, le toit et son blanc bleu turquoise s’effaçant devant le velours noir du ciel. L’obscurité avait consenti à se déposer doucement sur les vieux complexes industriels brutaux derrière Canal et Delancey St. Le soir, des emballages jetés, des déchets d’assiettes empilées, des boîtes tordues, des cartons entassés. Containers rouillés dans lesquels jouaient des enfants. Des bennes à ordures cahotaient à travers Bowery. Dans chaque dépôt de détritus aux coins des rues des pauvres de tous les pays farfouillaient. Il était malaisé de traverser l’énorme bretelle d’accès très fréquentée qui menait au Williamsburg Bridge, grotesque à force de gigantisme, passage bardé de rampes de lumières, pelleteuses rouges et blanches, lumières bleues, feux orange clignotant sur toute la largeur, éclats stroboscopiques.
Derrière Ringstone Street, les lieux semblaient se replier sur eux-mêmes : le quartier de briques un peu délabré avait « rassemblé » ses habitants dans sa structure fœtale. Braises de rouille sur les escaliers d’incendie. Bistrots blottis dans les souterrains. Des basses cognaient, pulsations de mort, elles venaient vibrer au-dessus des trottoirs. Sur des marches, un Berbère assis tenait sa bière d’une main lasse. Un caddie débordant de ses affaires attendait à ses côtés. Parodiant les dépendances d’un château médiéval, derrière et aux abords, les ensembles de logements locatifs. Un petit jardin plein de bric-à-brac. Au loin des cloches jouaient des airs de jazz… –
« Eh, vous ne pouvez pas dégager le chemin ?! »
De nouveau sur la 6th Avenue. Chemin qui mène au LEGZ DIAMOND’s.
Sans réfléchir deux pas sur le côté, mais continuai de rêver…
Mais qu’est-ce qu’il lui prend de me photographier, lui ?!
: Déchirure brutale de lumière et de bruit !<7SUB>
– … et tout près, venant d’une voiture en stationnement, à l’intérieur un couple enlacé… à moitié serré, autant que pouvaient le permettre le levier de vitesse et le volant du conducteur. Après la East Houston Street Alaphabet City, l’Avenue A remplie de bistrots, de bars, de restaurants. Magasins d’antiquités, bazars, boutiques de CD dans les rues adjacentes qui venaient couper l’avenue à angle droit. Vie nocturne, discos, deals rapides aux carrefours. À l’ouest, dans East Village, des étudiants s’égayaient, au sud-ouest plus bas, le quartier de Soho rénové et chic, understatement de luxe. Des lofts dans des ensembles privatisés. Architecture d’acier trempé bien entretenue devant de larges surfaces mates vitrées, submergées dans la journée par la lumière naturelle. Quand le soleil brillait, des jeunes filles riches et rêveuses sur les marches qui donnaient sur les portes d’entrées. Escaliers d’incendie. Rollers.
Au-delà de Soho, New York University. Bâtiments sobres et neutres autour d’un Washington Square très vivant planté d’arbres. À midi entre l’arc de triomphe et Garibaldi se mêlaient étudiants employés et chiens avec leurs maîtresses. Tartines beurrées, livres. Sachets de miettes, nuées de pigeons. Ici débouchait l’élégante 5th Avenue vers le nord et c’est d’ici aussi que démarrait le schéma rigoureux de la ville : douze kilomètres en passant par midtown et Central Park jusqu’à l’étroite Harlem River.CALL OUR SUPERPHON! L’inscription en points rouges lumineux courait sur un fond noir et n’hésitait pas à faire de la publicité pour « Hitech Hebrew ». Tout autour, des brownstones, des jardinets couverts de bacs de fleurs sur toute la surface. Un parterre de tulipes. Des portails à colonnades comme des cariatides. Au-dessus, les étages et des escaliers d’incendie métalliques. Ensuite le folklore indien du Meile Special Dinners. Des sarangis gémissaient. Vulgairement planté en plein milieu, un groupe d’immeubles. Le marché des livres d’occasion en très vieilles briques et duquel émanait évidemment une odeur de poussière. Boutiques de tatouages, studios de piercing. Rampes, colonnettes, portes : bleu noir bordeaux. Laque anglaise épaisse comme le doigt. Magasins de sushis. D’un triangle situé derrière des grilles peintes en fer forgé, ensemble à pointes d’or devant une église, montaient des parfums de jacinthes.
Je parvins à la hauteur de la rue Lafayette. Je bifurquai pour l’emprunter. Naturellement elle ne s’appelait pas « rue », mais ce fut l’effet qu’elle en fit, si parisienne avec ses façades des années vingt. Les découpes néogothiques des toits se dressaient vers le ciel. Ici l’espace caressait les promeneurs. Boutiques de coiffeurs, magasins de mode, instruments de torture pour amateurs d’horreurs, en fait une sorte de petit Berlin, bistrots, cybercafés, Shakespeare & Co. En haut, des bureaux dans les bâtiments, et derrière, les cours. Les comptoirs très anciens ne se laissaient découvrir qu’après avoir parcouru des kilomètres de couloirs. Dans les labyrinthes on trouvait les rédactions des feuilles à la mode, tous les BLUE MAGAZINES et autres VILLAGE VOICES, rejetées ou cachées : on s’attendait à y croiser des messieurs blêmes en tablier noir, mais pas ces êtres chics. Sur Astor Place, Barnes & Noble plaçait démocratiquement son argent. À quelques pas de là, je descendis dans le métro m’octroyai un jeton auprès de l’employé de la MTA qui se dressait tout droit dans sa cage de verre glissai le jeton dans la fente située devant le tourniquet et me laissai emmener par la ligne 6 jusqu’à Grand Central Station. Dans le wagon une bande dessinée éducative montrait des jeunes noirs qui faisaient l’amour et tombaient malades. La morale de l’aventure se résumait dans cette rime riche : The Lesson here is very clear:/ You don’t have sex, you don’t have fear. Guidé dans des couloirs interminables, murs rugueux bardés de câbles, j’empruntai la navette jusqu’à Times Square, passant d’une obscurité blafarde à une ombre parcourue de scintillements, de masses de gens, klaxons, délire de véhicules, je traversai deux carrefours…. Et ce fut alors que je me vis : j’étais arrêté là et je rêvais. Je me secouai et j’entrai en moi. Entendis dans ce vide le rire de Maestro Chopstick, sentis nettement sa main dans la mienne. « Je suis vraiment charmé de faire votre connaissance ! »
J’arrivai seulement vers dix heures, une demi-heure trop tard pour Talisker. Ce voyage intérieur m’avait éclairé de manière purement passive. La bruine s’était mise à tomber. Je ne l’avais pas remarqué tout de suite. Les petits toits mouvants des parapluies ne me protégeaient pas le moins du monde ; les pointes de baleines au contraire me menaçaient de leurs mouvements imprévisibles. Rien que pour cela je devais absolument continuer. De plus l’air avait bien fraichi. LEGZ DIAMOND’s était à onze rues d’ici. Tout en avançant je tirai mon porte-monnaie et j’y pris quelques dollars. Je les pliai en deux et je les glissai dans la poche intérieure de ma chemise. Me préparer ne pouvait pas me faire de mal.
Je n’avais pas fait deux kilomètres depuis Times Square quand je parvins dans un lieu désert. Au seuil des entrées silencieuses, on percevait le clapotis des gouttes. Seuls des taxis glissaient par fois dans les rues. Leurs pneus produisaient une sorte de chuintement. Quelques rares voitures de police envoyaient à partir de leurs toits de larges faisceaux qui se reflétaient vaguement dans les flaques. J’avais l’impression de parcourir les coulisses d’un studio fermé. J’avançais ainsi d’un pas très prudent. J’espérais qu’on ne me remarquerait pas. Cette portion de la 54th St. m’apparut particulièrement sombre. L’atmosphère n’était pas interlope, c’est tout simplement mort. Et même en levant la tête très haute ne perçus aucune lumière dans les soupentes. En bas seulement une entrée luisait solitaire. Gardien, cape, uniforme. On avait l’impression qu’il faisait le guet. Le col de sa livrée était relevé. Il faisait du sur-place, se balançant d’un pied sur l’autre. Me vit. Se mit au garde-à-vous. Son regard madré s’attarda sur moi. Il me dirigea dans l’étroit goulet d’entrée, et me poussa vers la porte d’un ascenseur. L’homme donna des informations dans son talkie-walkie. La porte de l’ascenseur s’ouvrit. Trois personnes étaient déjà au fond. Un Anglais sorti tout droit d’un livre d’images voulut pénétrer à ma suite. Je ne l’avais pas vu venir. Le gardien sembla également étonné de sa présence. L’Anglais me montra les dents. « Vous êtes déjà venu ici ? » me hennit-il. Et ramenant sa queue de pie entre les jambes, il dit : « L’entrée est vraiment gratuite ? » C’était moi qu’il interrogeait et non pas le type en livrée. Et n’en avais aucun idée. C’était écrit sur le prospectus. Mais il était bien sûr entre les mains de Talisker. « Qu’est-ce qui vous fait croire ça ? » demandai-je. Il avait déjà mis un pied dans l’ascenseur. « Ils demandent 50 dollars. – Oh, tant que ça ?! – Simplement pour le couvert. – Bonté divine ! » cria-t-il et, avant que la porte ne se referme, on vit l’échalas britannique les cheveux dressés sur la tête bondir au dehors. Le portier salua en touchant le bord de sa casquette. Puis la porte de l’ascenseur se referma.
[>>>> Chapitres 25 &26.
>>>>> en Allemand.
ANH, Le Roman de Manhattan, page de titre <<<<
Alban Nikolai Herbst, In New York, Manhattan Roman.]