La ligne 4 m’amena à midtown.

[Chapitres 41 à 43 <<<< dort.]

J’aurais pu faire demi-tour à pied pour le seul plaisir de marcher et j’aurais pris ensuite les lignes directes. Mais il s’était mis à pleuvoir à verse et ma promenade n’aurait eu aucun agrément. Je songeai qu’une douche brûlante me ferait le plus grand bien. Dans le métro il me vint à l’esprit que je devais me préparer convenablement pour cette occasion solennelle, et donc me procurer un smoking, avec gilet et nœud papillon. Je n’avais rien emporté de tout ça. Je devais les trouver de toute urgence. Connerie de temps. Au lieu de changer de rame je continuai jusqu’à Fulton St. À mes côtés, debout, un cop en rajoutait dans le sérieux, la main droite posée sur l’étui de son Glock 17 semi-automatique, aucun sourire. Pourtant son origine sud-américaine lui avait conservé un côté païen : il ôta sa casquette et je constatai que dans la bande de soie anti-sueur il avait inséré de petits clichés : photos de sa femme, de ses enfants et images pieuses de saints. Cette petite attention me le rendit un tantinet sympathique.
Je pris de nouveau la mauvaise sortie : quand on n’avait pas l’habitude du métro on pouvait facilement se perdre dans les directions. D’autant que le pont de Brooklyn aspirait toute la circulation dès sa sortie. Les maisons en direction de Wall St. et de White Hall, et donc direction Bay, étaient dans la pénombre d’une lumière mêlée de pluie, forteresses issues de films fantastiques : les nuages frottaient leurs masses aux tours du World Trade Center, des déchirures se produisaient en accrochant les sommets. Rares étaient les gratte-ciel qui découpaient la chair ferme des nuages. Et là-haut, les blessures béantes se cicatrisaient en quelques secondes pour former de minces franges de tulle qui lâchaient leurs averses : ces cornes d’abondance déversaient leurs flots, s’ouvrant comme si l’eau accumulée s’abattait d’un coup dans les cañon artificiels de la ville. J’étais déjà trempé jusqu’aux os. Des rafales balayaient les carrefours, les abîmes des rues amplifiaient la vitesse du vent : quand le souffle était freiné, il se glissait ailleurs, si bien que les courants devenaient deux à quatre fois plus rapides, et perçaient sans difficulté tous les manteaux. Vagues inutiles de parapluies. Ils étaient renversés, arrachés, retournés, déchirés. Les voitures n’éclaboussaient pas les passants, elles les submergeaient de leur ressac écumant. C’est alors que je tournai enfin dans la zone piétonne de Nassau Street avec ses boutiques de vêtements et d’électronique bon marché, et je me mis à longer au plus près les murs de maison basses, souvent en briques, parfois en béton, avec leurs dais de toile et leurs vitrines qui se proposaient de combler tous les vœux. Tarek Idris – l’Égyptien chez qui je me procurai mon habit de soirée – me parla longuement d’un saint homme, un prophète, qu’il vénérait… et il sortit de sa réserve un livre écrit en arabe. Comme tous les ouvrages rédigés dans une langue sibylline, il s’en dégageait l’espérance d’une illumination. Je pus m’en assurer en passant la paume de ma main sur la reliure. L’Égyptien sourit en voyant mon geste. Puis il me vendit le costume et se garda bien (du moins je crois) de m’arnaquer. Oh, il ne s’en priva pas tout à fait car, somme toute, son honneur était en jeu. Et le mien aussi.

C’est Martha qui entra par derrière. Mais on aurait eu du mal à la reconnaître dans sa robe africaine, merveille de couleurs qui la recouvrait des jambes aux épaules, la tête coiffée d’un foulard. Son garde du corps la suivait à distance. Ici, c’était une princesse. Son visage de stéatite incarnait la fierté de générations successives, et malgré la pluie elle avait traversé le quartier misérable ; elle revenait d’une visite chez la mère de Dembang. Elle n’était pas venue apporter la consolation mais la promesse d’une vengeance. Des murmures l’accompagnaient sur son passage, car elle portait les espoirs des populations noires et incarnait leur volonté de justice. À la différence d’Olsen qui l’avait souvent observée – mais l’inverse était aussi vrai !- elle était entièrement immergée dans les affaires du monde, était mère de deux enfants, savait langer les bébés, éplucher les légumes, et était experte dans l’art de reconnaître les coquillages comestibles. Elle couchait avec des hommes, chantait admirablement et le dimanche on était au bord de la pâmoison lorsqu’elle se lançait dans les gospels. Elle savait manier le fusil. Elle avait déjà tué son homme : to kill one’s man, comme on dit en anglais. Cela ne l’empêchait nullement de louer ses services à un Blanc et de diriger l’établissement à son profit ; c’est de là qu’elle dirigeait les femmes.
La veille elle n’avait pas vu Talisker. Et la belle Joanne, pressée de questions, n’avait pas révélé qu’il était resté un moment dans la salle de spectacle et qu’il s’était retiré en compagne de Clarissa. Martha ne pouvait donc pas le reconnaître. Elle commença à avoir des soupçons quand elle vit la porte grande ouverte. Le Maestro avait coutume de tout laisser fermé. Il ne libérait ses forces intérieures qu’au concert. Martha demeurait sceptique lorsqu’il évoquait la révolution par l’art, mais elle avait le plus grand respect pour ses idées. Elle aimait également chez Olsen cette absence totale du sens des réalités qui lui avait permis de survivre, ainsi que son authentique modestie. Elle admirait passionnément la vanité de ses efforts. Car s’il n’y avait pas eu d’hommes de cette trempe, pourquoi une femme comme elle aurait-elle combattu ?
Elle leva le menton, son garde du corps arriva en courant. Elle monta les marches derrière lui. Olsen effondré dans la lumière blafarde. Il gémissait doucement au creux de son fauteuil. Inutile de préciser qu’il continuait tout simplement de rêver. Il faisait si sombre qu’on ne trouva pas tout de suite la blessure causée par la balle. Sans un mot Martha montra des couvertures. Puis elle prit son élan et défonça les planches de la fenêtre à coups de pied. Elle siffla. Personne n’avait entendu le coup de feu, mais en un instant la moitié des habitants fut dans la rue. Rapidement le Maestro, qui respirait encore, fut enveloppé dans les couvertures et, avec mille précautions, dix-huit mains le soulevèrent et on lui fit descendre les marches, on le porta dans l’escalier d’une maison proche, quelques coups d’œil aux carrefours, puis la porte fut claquée et les rideaux tirés.Lorsque j’entrepris de gravir les marches étroites du STAR HOTEL, je n’avais encore aucune idée de ce qui m’attendait. Dans le couloir de l’étage on voyait des flaques d’eau. Entre-temps, le bureau avait été déménagé, il n’était même pas fermé, à quoi bon en effet ? On avait tout recouvert de bâches en plastique, elles étaient déjà trempées, souillées de graisse et couvertes de morceaux de brique. On avait arraché les cartons goudronnés et cassé le béton. On en avait sans doute déjà fait de même en haut, car du deuxième étage dégoulinait une sorte de ruisseau. Avec tristesse je jetai un regard en direction de la salle de bains ; je n’allais peut-être pas avoir droit au plaisir de la douche. Dans la pièce voisine on entendait la radio ; une chose était sûre, la souillon habitait toujours ici. C’est alors que j’aperçus ma porte enfoncée. Quelqu’un avait fouillé dans mon sac à dos. On ne s’était même pas donné la peine de dissimuler l’effraction. Mes affaires étaient en vrac sur le lit. On n’avait volé ni mon walkman ni mes objets de valeur. La mallette, bien sûr… ! Je l’ouvris. Seules les deux photos manquaient. Et l’enveloppe où se trouvait le pistolet était vide. Quant à savoir si on m’avait volé de l’argent, il était difficile de le voir au premier coup d’œil. Oui, les liasses avaient bien été sorties de l’enveloppe, mais elles étaient toujours là. Je me précipitai sur la porte voisine et je me mis à cogner comme un sourd : « Oh là ! Oh là ! C’est bon, mec ! » La souillon traîna les pieds, les mèches en désordre, la porte s’ouvrit dans un grincement paresseux. Elle se montra dans l’entrebâillement, les bas nylon descendus aux genoux, chaire blanche spongieuse au-dessus des cuisses. Elle éructa bruyamment, jamais je n’avais entendu un rot pareil. Le contenu de mon estomac me monta aux lèvres. « Quelqu’un est-il venu ici dans la maison ? » Et quelle odeur ! « Va te faire foutre, connard. » Je lui poussai la porte dans les nichons ; mous comme du caoutchouc ils gardèrent la forme du choc. « Hé, mec, qu’est-ce qui te prend ? » Je l’obligeai à me décrire le visiteur ; C’est ainsi que je pus reconstituer ce qui s’était passé.
Il est merveilleux de constater à quel point s’occuper de soi est apaisant. De toute façon je devais absolument me rendre au concert pour essayer de protéger le chef d’orchestre contre une agression de Talisker. Je me dirigeai à grands pas vers la douche, je frottai les marques laissées par les semelles des chaussures, et durant de longues minutes je fis couler sur moi une eau brûlante. Une épaisse vapeur emplit la cabine de douche. Serviette autour des reins, frisson dans la nuque, sous le bras droit ma trousse de toilette, je revins dans ma chambre. M’habillai. La chemise d’hier placée à la fenêtre sur son cintre, je humai, oui, bon, ça pouvait passer. Je fis mon nœud de cravate. Regard dans l’avenue… Attends, mais dis donc… j’étais stupéfait, je repris mon souffle : Talisker !

Il pénétra dans le Moley Wee Pub à côté du Gardenia Deli. Trois types sanglés de cuir l’accompagnaient ; Bien qu’il ait été surpris par le mauvais temps, il était d’excellente humeur. Les trois loubards s’étaient abrités de la pluie et du vent au rez-de-chaussée de Penn Station où Talisker sortant du métro les avait dénichés devant une boulangerie. Il leur fit signe d’approcher. « Tenez, si vous voulez gagner de l’argent… » Donna 20 $ à chacun. Éblouis, ils fixèrent les billets. Ils le suivirent dans un bruit de ferraille. Même dans les flaques, les fermetures métalliques de leurs bottes cliquetaient. « Quelle vacherie de temps ! » jura Talisker, lorsqu’il pénétra dans le pub, contrefaisant un léger accent irlandais.
En réalité, y avait pas là de jolie Moley. Le barman, roux jusqu’aux oreilles, ne fut pas impressionné par la flagornerie linguistique de Talisker ; il esquissa un simple tiraillement de la joue gauche. Mais Talisker perçut parfaitement sa réaction. C’était décidé : maintenant ils se reverraient souvent. Les jeunes brutes de leur côté furent totalement insensibles à ces petites variations du sismographe humain. Dès qu’ils eurent la Smithwick devant eux, Talisker leur expliqua que Mr. Thimble se présenterait à onze heures et demie du soir devant LEGZ DIAMOND’s et qu’il aurait de l’argent plein les poches. Plutôt amusé par les multiples gestes de violence de ces provocateurs, Talisker goûta la stout du bout des lèvres. Il en profita pour lorgner le barman par-dessus son verre. Il essuyait des bocks. Puis la porte s’ouvrit et j’apparus dans l’embrasure. Nous nous regardâmes dans les yeux. Talisker comprit. Un sourire se coula sur ses lèvres. J’avais évidemment perçu la présence des hommes de main, mais je n’avais pas été assez clairvoyant pour les associer immédiatement à Talisker. Ma réaction ne fut pas assez rapide. J’aurais dû tout de suite faire demi-tour, claquer la porte derrière moi et m’enfuir à toutes jambes. Mais je restai sur place. Restai là et le fixai du regard. Il ne se hâta pas. Tira lentement son porte-monnaie de sa poche arrière. Le barman se pencha en avant, cessa de frotter les verres, tint fermement le bock entre ses mains avec le torchon, appuya ses coudes sur le bar, et à son tour me regarda. Lui aussi arborait un sourire. « Encore un ? » demanda-t-il à Talisker, posant ainsi la première pierre d’une amitié qui allait durer toute la vie. Mais l’autre, ce qu’il posa, c’est simplement trois billets de cent dollars sur le bar. Ceux qu’il avait volés tout à l’heure dans la mallette. « Gagnez vos billets, les gars », dit-il.



[>>>> Chapitres 48 & 49.
>>>> en Allemand.
ANH, Le Roman de Manhattan, page de titre <<<<
Alban Nikolai Herbst, In New York, Manhattan Roman.]

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