Le visiteur referma soigneusement la porte récalcitrante derrière lui.

[Chapitres 38 & 39 <<<< dort.]

«Vous voyez, dit-il, je tiens ma promesse. Mes deux promesses. – Passez par ici… je vous en prie », dit Olsen avec empressement. Un peu voûté, le vieil homme précéda l’architecte d’un pas mal assuré. On avait coupé l’électricité dans la maison, Olsen vivant ici illégalement. Les policiers du quartier préféraient fermer les yeux. Il avait fallu du temps pour que les Noirs acceptent la présence de cet hurluberlu de race blanche. On l’avait tourmenté, et cela avait dépassé la simple farce. Non seulement les fenêtres avaient été défoncées, mais on avait volé, fracassé les altos, les violons, les hautbois. Il avait été mis à l’index, on ne lui adressait pas la parole, même s’il ne sortait que pour se rendre au supermarché. On l’avait aussi agressé. Résigné, il avait simplement évoqué un jour « L’enfer de Harlem », mais il avait tenu bon ; il avait refusé de partir. Têtu comme une mule, il s’était efforcé tous les jours d’entrer en contact avec les habitants. Les enfants vinrent les premiers. Au début, son acharnement lui valut de passer pour un fou imprévisible. Puis il apparut comme une bénédiction. Bientôt on le vénéra en secret. En cas de danger tout le monde se serait ligué pour le protéger. Il ne s’aperçut de rien. Mais le jour où il dut quitter son logement – il habitait alors près de Powell Boulevard, un quartier totalement dévasté où il s’était installé après avoir passé des mois devant le Lincoln Center – lorsque donc le bâtiment menaça lentement mais sûrement de s’effondrer sur lui, et bien qu’il continuât à s’y terrer, on l’avait pour ainsi dire arraché aux décombres et placé dans cette nouvelle maison : quatre hommes le portèrent, un autre emmena ses maigres effets, quelques-uns se chargèrent de ses instruments de musique. Ce nouveau refuge n’était évidemment la propriété de personne. Mais c’était sans importance. On ne fut pas surpris d’apprendre plus tard qu’ayant reçu la visite de Weymor, un célèbre magnat de la chimie qui tenait cependant à observer les principes chrétiens et lui proposait donc une place de musicien dans sa propriété de Hamptons, Olsen rejeta son offre. En revanche, il se remit à flot grâce aux cours qu’il dispensait aux enfants noirs ; les instruments de musique furent financés par les églises et lui-même fut nourri par les familles. On gardait naturellement une certaine distance, ainsi qu’il convient quand on a affaire à un Blanc. Peu à peu, les jeunes de l’orchestre furent pratiquement au même niveau que les professionnels et jouèrent dans les offices religieux et lors des jours de fête. Un article parut vantant leur sonorité surprenante. On enregistra une première émission de radio, et c’est à cette occasion que l’ensemble fut baptisé le Harlem Young Black Orchestra. On proposa aux jeunes instrumentistes et à leur chef de donner au Carnegie Hall un concert qui fut un grand succès mais un désastre financier. Olsen se mit à la recherche de Mécènes. Il refusa malgré tout de participer à un talk-show : dans une émission aussi connue (Rags to Riches) il aurait pu selon lui servir d’exemple pertinent. Sa réaction fit sensation. Aussitôt il fut assailli d’interviews. Or, à vrai dire, ce ne sont pas seulement les célèbres baguettes chinoises qui irritèrent le public – et qui blessèrent (le leur reprocher eût été déplacé) des collègues plus connus – mais il lui arrivait souvent de s’arrêter au beau milieu d’un concert et, interrompant le flot de la musique, de se tourner vers le public pour lui expliquer tel ou tel phrasé, estimant qu’il était de son devoir d’attirer l’attention des auditeurs sur des passages qu’on aurait pu négliger ; il lui arrivait aussi de délirer à partir de quelque idée que le compositeur avait en tête… et lorsque d’autres chefs d’orchestre manifestèrent leur désir de travailler avec de jeunes Noirs du HYBO, comme les concerts étaient de plus en plus souvent dirigés par un chef invité et que les handicaps physiques du vieil homme l’empêchaient d’y participer – mais peut-être n’était-ce qu’un prétexte -, que les enfants devenaient adolescents puis adultes, en bref que les enfants grandissant ne cessaient d’être remplacés par de plus jeunes, le personnage d’Olsen devint une sorte de légende, mais ses apparitions à la tête de l’orchestre se firent de plus en plus rares. C’est à cet ensemble que Meyer Kupfermann et Phil Glas dédièrent un bon nombre d’œuvres et sur les scènes du monde entier prirent place à sa tête des chefs aussi différents que Wyn Morris, Gary Bertini ou le jeune Sipoli. Le nom d’Olsen finit pas être oublié du monde musical. Il avait d’ailleurs toujours eu la réputation d’être une sorte de misfit.
Idahoe S. Neill, son visiteur, était aussi peu apprécié. On l’avait même chassé de l’Architectural League. Mais à la différence d’Olsen il avait touché un héritage. Et on pouvait certes le haïr mais il était impossible de se moquer de lui. À vrai dire, et ceci était à mettre au crédit de ses détracteurs, ses conceptions étaient considérées comme étant au moins aussi ridicules que la direction d’orchestre d’Olsen avec ses baguettes chinoises. Ils s’étaient rencontrés chez Weymor. Ce dernier avait loué, un an auparavant, quasiment tout l’étage supérieur de la tour I du World Trade Center pour organiser une fête en l’honneur de l’anniversaire de sa fille. Celle-ci s’était toutefois bien gardée d’y participer. Elle était avec une amie dans un lieu séparé, le Best bar Earth, et, à travers une glace sans tain, elle s’était délectée à observer les crétins invités pas son père. À côté d’Olsen, au milieu des Windows of the World, Charles F. Krill fit au pauvre Maestro un cours magistral en un idiome tout personnel et qu’il était le seul à comprendre. Bien qu’il se soit fait représenter, on mentionnera le révérend Halsip: il avait été quelque temps membre du Congrès, où il avait tenté de mettre à l’index le personnage de Donald Duck, affirmant que son anarchisme détournait la jeunesse des vraie valeurs. On trouvait évidemment aussi parmi les invités de Karl S. Fischer. Il était justement en train d’exposer aux femmes qui l’entouraient les statuts de son INSTITUT POUR L’ABOLITION DE LA REPRODUCTION SEXUÉE. D’après ce qu’elles purent en comprendre, il ressortait que cet être hanté par la crainte de Dieu ne pouvait supporter plus longtemps les menaces qui pesaient sur le salut des âmes des fœtus issus des sécrétions consécutives à la copulation – « soupe du diable », disait-il en crachant dans la rue vers White Hall comme tous ceux qui fréquentaient les cent sept étages de la tour. Jenny Maurizio était également présente : c’est elle qui avait engagé un procès contre les fabricants de cigarettes américains et étrangers, affirmant que le patrimoine génétique transmis par sa mère, fumeuse invétérée, l’avait amenée à avoir une poitrine minuscule. Il y avait George Washington VII, l’inventeur de la plus grande voiture du monde et qui figurait au Guinness Book : sur le siège du chauffeur il était parvenu à entasser vingt-huit enfants. Patti Mary, leading voice des Christian Butterflies, cherchait par terre un de ses verres de contact. Elle les avait fait bénir quelques mois auparavant lors d’un récital à Rome. On relevait également la présence d’haltérophiles de Lilliput et du catcheur Old Cock Murdock qui avait récemment remis en jeu son titre de champion, mais qui dans un combat contre lui-même s’était mis KO à la huitième reprise et avait ainsi perdu le titre mondial. Susan B-Boy Sausan paradait, le « plus belle bouche à embrasser » : c’était pour elle que Michael Jackson avait écrit Suck Machine. Dans cette foule on voyait courir des enfants de quatre ans qui ne cessaient de crier et de hurler, et que Weymor avait loués contre quelques billets auprès de leurs parents de Loisaida, Lower East Side, et qu’il nourrissait de chocolats divers que les petits s’empressaient de barbouiller partout. Idahoe Neill était donc également présent. Il avait affirmé autrefois que Manhattan avait besoin d’un contrepoids ; la ville était trop haute et il pensait qu’elle n’allait pas tarder à s’effondrer. Il avait émis l’idée qu’on ne devait pas seulement l’agrandir en surface, mais également en profondeur. Plans à l’appui, il avait demandé l’autorisation de construire une seconde ville, sorte de Under Manhattan, harcelant d’incessantes demandes ses collègues et les services d’urbanisme. Son œil visionnaire imaginait des palais sous l’asphalte, des gratte-ciel inversés qui s’enfonçaient sous la terre. Il voulait faire jaillir des fleuves aux pieds de ce qu’il appelait le Manhattan Falls, qui, passant d’une place à l’autre, tomberaient en cascade sur des centaines de mètres, chutes verticales qui dans son projet remonteraient également parfois à l’air libre. Il importunait les gens de sa corporation en proposant de laisser à la surface de New York une mince couche de terre bosselée dont les inégalités suivraient les infrastructures souterraines. Le problème demeurait cependant qu’un projet aussi rigoureusement symétrique que le Under Manhattan entraînerait forcément une réalisation inverse mais semblable au Manhattan actuel : Neill avait en effet conçu des métros aériens et des halls pour les collecteurs d’égouts et l’ensemble aurait dû traverser le Coliseum. « Le mât bien sûr, mais aussi la carène », telle fut la devise qui lui coûta sa réputation et sa clientèle. Il fut contraint de licencier ses premiers collaborateurs, et se retrouva bientôt seul, assis toute la journée à dessiner, tracer, compter. Il ne renonça pas. Il allait montrer à ses collègues et au monde que ce projet était non seulement réalisable mais nécessaire. Alors il disparut. Son absence ne fut pas totale certes, mais il ne se montra plus en public. Il s’évanouit littéralement. On racontait parfois en plaisantant qu’il avait commencé à construire un gratte-terre. Des collègues hargneux prétendaient qu’on avait entendu sous une dalle de marbre de la Trump Tower 57th St. à midtown le premier coup de pioche. Or c’est précisément au cours de cette fête que Neill confia à Olsen qu’il cherchait des artistes. Sous les halls de Manhattan recouverts de feuilles d’or, ils auraient pour tâche de peindre des fresques sur les plafonds dans une couleur qui serait elle-même la source de la lumière.
Olsen avait écouté avec attention. Les deux hommes étaient rapidement tombés d’accord. Bien sûr le Maestro doutait un peu de la réalité du projet souterrain, mais il sentait là une poésie qui témoignait d’une puissante esthétique visionnaire. Il avait demandé à l’architecte : « Avez-vous pensé aussi à la salle de concert ? »Et l’architecte utopique avança alors dans le corridor de la maison insalubre derrière cet homme d’une constitution bien moins robuste, mais que la misère écrasante n’avait su détourner de sa vision singulière. Neill était résolu à faire du Maestro le premier citoyen d’honneur de son Under Manhattan et, malgré l’indifférence du musicien à toute forme de reconnaissance, à faire de lui un homme célèbre. Ils pénétrèrent dans le salon. Neill déposa sa lourde sacoche. Quelque chose cliqueta à l’intérieur. Un radiateur au propane se dressait au milieu de la pièce. À côté, un fauteuil avec un plaid dans lequel Olsen était encore enveloppé à l’arrivée de son visiteur. Sur un tabouret une partition et posée en travers sur celle-ci une baguette chinoise. Pas d’étagères au mur, les livres étaient entassés en piles. Un piano blanc étincelant, des pupitres, un trombone, un pied pour instrument. Face à un mur la table à tapisser dépliée débordait d’objets. Quelques lampes à pétrole fumaient. On ne pouvait rien voir par les fenêtres barricadées de planches. « Venez ». Olsen lui désigna la table de tapissier. « Venez ici, il y a de la place, monsieur Neill. » Ce dernier déplia alors au-dessus des partitions, des revues, des crayons et des piles de papiers le plan d’un bâtiment. « Est-ce qu’il serait possible d’avoir davantage de lumière, je vous prie ? » Il régnait une odeur de poussière et d’humidité mêlées. « De la lumière ? Bien sûr… » Olsen était gêné. « Ça manque de lumière ici ! » Il alluma la mèche d’une autre bougie. « Il faut m’excuser, mais le courant pour l’instant est… – Il ne faut pas vivre comme ça, Maestro. Un grand artiste ne doit pas vivre comme ça !- Oh, ce n’est rien » dit Olsen. Neill porta son doigt manucuré sur le coin gauche du plan et décrivit un cercle. « Voilà à quoi ressemblera votre palais des concerts. – Je n’ai pas besoin d’un palais, une salle suffira.- C’est comme vous le souhaitez. Il y aura aussi un studio d’enregistrement. – Oh, non, je vous en prie. Pas d’enregistrements. Et pas de photographies. L’instant seul suffit. » L’architecte, figé sur place par déformation professionnelle, regarda le musicien. « Le temps est important, monsieur Neill. Que se passerait-il en effet s’il ne passait pas ? La musique doit s’écouler, monsieur Neill. » L’architecte se tut. Jeta un regard sur le plan. Approuva de la tête. Pourtant il ne comprenait pas, lui qui rêvait d’un Broadway sous Broadway, et qui aimait tant le spectacle. Mais puisque Olsen voulait que ce fût différent, pensa Neill, il faudrait en tenir compte. On devait respecter ses désirs. Il trouverait bien un moyen élégant pour contrer sa funeste modestie. « Malheureusement, dit l’architecte en montrant divers endroits sur le plan, nous n’avons pas encore vraiment terminé. Ne puis-je pas, une fois encore vous demander de repousser la date du concert ? – Nous nous contenterons du condo. « Neill avait tout tenté pour lui chasser cette idée de sa tête. Sous Bryant Park – c’était un des lieux de promenade les plus beaux de midtown, le gazon était semé entre des façades de verre concaves où se reflétaient les énormes bâtiments de l’époque fondatrice, blanc gris et brun clair, derrière la Public Library West 42nd St. et 5th Avenue… quand le soleil brillait des centaines de chaises étaient dressées sur la prairie et quantité d’employés en costume ou en complet veston venaient y goûter la chaleur, déjeunant sur leurs genoux… ignorant ce qui se passait sous eux – car sous Bryant Park donc, il y avait une grotte naturelle. Plusieurs centaines de sans-abri s’y étaient réfugiés. On pouvait avoir de l’eau par les installations d’arrosage, et des ampoules électriques étaient vissées tout le long des couloirs d’égouts. Quand Olsen en avait entendu parler il avait aussitôt imaginé qu’on pourrait y donner un concert. Tout le sol de Manhattan s’était mis à chanter à ses oreilles. « Et les clefs ? » demanda-t-il alors.
L’architecte revint sur ses pas, se pencha, tira la fermeture éclair de sa sacoche et en sortit une petite boîte en carton. « C’est cela que vous voulez ? » demanda-t-il en l’ouvrant. Olsen se pencha en avant. « Laissez-moi voir. » Neill lui tendit une des clefs carrées. « Il y en a combien en tout ? » demanda Olsen. Neill jeta un regard sur sa sacoche : « Je vous en ai trouvé cinq cents. Ça suffira ? – Oh, bien sûr ! Vous n’avez aucune idée du service que vous nous rendez ! – Maestro, c’était la moindre des choses. » Il regarda sa montre. « Ah, il faut que je reparte, dit-il. – Vous viendrez, dit Olsen, on vous verra ce soir ? – Comment pouvez-vous en douter ? À ce soir, donc, Grand Central Station, en bas près du métro. Et s’il y avait un quelconque contre temps, euh vous savez que je suis là. – Au revoir, Monsieur Neill. »



[>>>> Chapitres 41-43.
>>>> en Allemand.
ANH, Le Roman de Manhattan, page de titre <<<<
Alban Nikolai Herbst, In New York, Manhattan Roman.]

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